NOS JEUNES ANNÉES

 

 

Nous étions un jeudi. Le temps était au beau fixe. Comme souvent en pareil cas, accompagné de mon frère cadet et de deux ou trois camarades de notre âge, nous allions "roder".

En ce mois de juin, les occasions ne manquaient pas, nous avions le choix et un seul impératif : ne pas oublier l'heure du goûter. Pas de montre, mais un estomac à rappel automatique.

En avant pour l'aventure. Selon la saison, nous partions dans les bois proches, chercher des nids d'oiseaux, des champignons ou bien à la pêche en rivière. Si nous étions assez nombreux, nous organisions des jeux ou des batailles dans les taillis avec des épées en bois. Habitant à la périphérie du village, en quelques minutes de marche, deux bosquets nous offraient de quoi nous divertir et dépenser notre trop-plein d'énergie. Ces jeux n'étaient pas sans risques.

Des bagarres pour rire se terminaient parfois avec des pleurs ou des vêtements déchirés Dans ces cas-là, il ne fallait pas s'attendre à un accueil chaleureux en rentrant.

Stop, il est l'heure d'aller goûter. Chacun se retrouve chez soi. Mon frère et moi, pouvions choisir entre la tranche de pain classique et une « bille » de chocolat ou bien à l'ancienne : Dans une assiette creuse, une tranche de pain, arrosée d'un demi-verre de vin coupé d'eau. On saupoudrait d'un peu de sucre : à déguster à la petite cuiller.

Les jours de pluie, afin de trouver un abri, nous choisissions d'aller à la forge, contempler le maréchal-ferrant. Cet atelier, sombre, aux murs noircis par la fumée, était souvent fréquenté par des curieux, fascinés à la fois par le feu, le métal rougi et l'habileté du forgeron. Avec sa forge, son enclume et son marteau, il transformait une barre métallique en outil, poinçon ou fer à cheval. Bien sûr, il était expert dans l'art de tremper l'acier, qui nécessitait une grande expérience. Mais le plus étonnant, c'était d'assister au ferrage d'un cheval. Cette opération, très spectaculaire, demandait beaucoup d'adresse et de rapidité. Cela nous impressionnait. Nous avions peur que le cheval en souffre. Un autre moyen de satisfaire notre curiosité, consistait à rendre visite à l'un de nos bouchers, dans son abattoir. Il fallait rester à bonne distance pour éviter les éclaboussures. La mise à mort nous étonnait : un seul coup de marteau sur le front d'un bœuf suffisait à l'assommer. Ce métier ne m'attirait pas, je préférais d'autres visites.

Notre village avait aussi deux boulangeries, mais à cette époque-là, l'essentiel du travail 'effectuait de nuit. C'était la seule condition pour régaler les clients de bon pain au levain. Nous ne pouvions y assister.

Nous traversions une période heureuse, hélas nous ne nous en rendions pas compte. Certains jeudis, le Père nous demandait de l'aide. Il nous envoyait faire des petits travaux dans nos vignes : enrouler les ceps, tailler les bouts de branches et, l'hiver ramasser les sarments.

En somme, rien de bien extraordinaire, mais, en cette année 1936, un événement très important se produisit : La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Des réfugiés espagnols devaient arriver et seraient logés à l'usine du faubourg. Ces bâtiments, inutilisés, étaient immenses et composés de grandes salles, et cela sur deux niveaux. Devant l'urgence, ils furent aménagés rapidement et à peu de frais. Ainsi arrivèrent par camions, des lits en bois, des paillasses, du matériel de cuisine, du petit mobilier, etc.

D'autres véhicules suivirent, remplis de ces pauvres réfugiés à la mine triste, amaigris, mal habillés, une ou deux musettes en bandoulière. Un tel événement ne pouvait qu'attirer des enfants comme nous. Combien étaient-ils ? 150 ou 200 ? Nous ne l'avons jamais su.

Ils étaient encadrés par une section de Gardes Mobiles français et enfermés en permanence. Mais pour nous, qui connaissions les lieux, la clôture était perméable.

Nous étions très bien accueillis parmi ces hommes qui semblaient représenter toutes les couches de leur société. Nous avons appris plus tard que beaucoup d'entre eux étaient triés sur le volet, suivant leur culture, leur état physique ou leur profession. Au cours de ces visites, nous avons pu admirer le talent de certains : dessinateurs, tresseurs de ceintures, sculpteurs sur bois ou essayant de fabriquer des cannes décorées à l'aide d'un simple couteau de poche.

D'autres, par manque de goût artistique, se contentaient de jouer aux cartes, d'écrire leur courrier ou de faire des promenades dans la grande cour centrale, tout en discutant et parlant sans doute de leur pays Ces groupes formeraient certainement plus tard des embryons de cellules libertaires. Ils ne se doutaient pas que le régime franquiste durerait si longtemps. C'est ainsi qu'un jour, l'un d'eux nous a interpellés. Il parlait un français très pur et s'est présenté à nous. Il s'appelait José SAN PEDRO. Il était professeur de français à Madrid et proposa de nous donner quelques leçons de langue espagnole. Bien sûr, l'inaction devait être pénible pour lui ; il avait peut-être des enfants et regrettait de ne pouvoir exercer son métier. Voyant notre enthousiasme, il a commencé tout de suite. Son premier exercice a consisté en une description avec traduction de sa personne : el pélo, la cabesa, los hojos, las oréjas, la boca etc. Les grandes vacances étaient là et nous étions disponibles. Il nous proposa de revenir dès le lendemain avec un cahier d'écolier et un crayon : les vraies leçons pourraient commencer. Tout notre environnement, nos vêtements, ont été traduits, étudiés et notés. Le troisième jour, il nous a dicté quelques lignes décrivant notre village : Montolio es un viatgé sorienté. …Nous avions obtenu une autorisation auprès des gardiens pour rentrer avec nos cahiers sous le bras. Les habitudes s'étaient installées, nos visites-études continuaient. Certains jours, par beau temps, l'après-midi était consacré à une sortie par groupes à la baignade. Les possibilités ne manquaient pas. Deux rivières encadrent le village et vers le nord, de nombreux gouffres forment autant de piscines naturelles. Conduits par leurs gardiens, alignés comme des soldats, ils partaient à pieds en promenade, une fête pour eux.. Quelques temps après, changement de situation : la section des gardes mobiles a été remplacée. Avec les nouveaux, l'entrée dans leur camp nous a été refusée, à notre grand regret. Nous avons dû trouver d'autres occupations. Une autre occasion s'est offerte : Au sein de cette troupe, nous l'ignorions jusque-là, il y avait un personnage étonnant. De petite taille, mince, très nerveux, il parlait un français approximatif. Il avait obtenu une autorisation spéciale des gardiens et du mécanicien pour venir « bricoler » dans son atelier. Il ne s'agissait pas de mécanique auto, mais de transformation, réparation ou mise au point d'armes à feu. La remise en état d'un vieux fusil de chasse lui avait permis de faire la démonstration de ses possibilités .

Avec des outils trouvés sur place, souvent mal adaptés, il a apporté les preuves de son talent d'armurier. Mais ce n'était pas tout, car cet homme avait une autre corde à son arc : la fabrication des bijoux. Dans l'outillage de notre mécano, rien n'était prévu pour cette activité. Qu'à cela ne tienne ! Notre artiste a d'abord fabriqué une mini forge. Il a découpé un socle en bois : un carré 12x12 cm, épais de 4cm. Quelques pointes de 8cm, plantées en cercle tangent aux bords du socle ; une plaque de tôle aux rebords pliés pour isoler le foyer du socle en bois et voilà une mini forge prête à servir. Pour cela, il suffit d'y placer quelques morceaux de charbon de bois, d'y mettre le feu et de souffler pour activer. Pour commencer, par manque de métal précieux, il utilisa des pièces démonétisées. Celles-ci, d'une ancienne valeur de 5, 10, et 20 FR, à forte teneur en argent ont été offertes par le maître des lieux. Partagée diamétralement, puis chauffée à la température voulue, elle est forgée jusqu'à devenir un ruban de section rectangulaire. Ensuite, roulée sur un rondin maintenu dans un étau, une bague apparaît. Avec un chaton rapporté et soudé, on obtient une chevalière après finition à la lime puis au polissoir. Une autre méthode, possible avec comme base une pièce d'argent de grand diamètre : Après martelage à chaud, il roulait la partie cylindrique et formait le tout d'une seule pièce. Une seule soudure à l'opposé du chaton et la première partie était terminée. La finition était la même qu'avec la méthode précédente.
"Cet artiste savait souder une plaque d’or sur le chaton, polie et prête à graver. Il suffisait de lui fournir une vieille alliance en or. Nous adorions voir travailler cet orfèvre. Pour nous, ces travaux sur métaux précieux étaient magiques ! Par la suite, en Espagne, la guerre civile s’est terminée, les réfugiés sont partis. Nous ne savions rien à ce sujet. Ne voulant pas ou ne pouvant pas revenir dans leur pays, ils ont dû s’éparpiller dans la région. Certains ont aimé notre village et sont restés, car ils ont trouvé un emploi. Le chômage était encore inconnu. Des quatre usines, deux fonctionnaient encore. Nous commencions l’année 1938. De gros nuages s’amoncelaient à l’horizon. Mais cela est une autre histoire."

Maurice AGASSE. Mai 2003.
Maurice.Agasse@planetis.com



 

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Graphiques par Lucie