Le jeune marquis de Villeneuve était un joyeux compagnon. Ses éclats de rire résonnaient chaque nuit sous les voûtes des tavernes de Carcassonne. Et pourtant, lorsqu'au petit matin il regagnait son domaine, c'était un personnage bien étrange que les domestiques du château voyaient s'engouffrer dans la petite chapelle qui donnait accès au vieux donjon. Son large manteau semblait cacher des ailes gigantesques, et nul ne pouvait apercevoir son visage dissimulé sous la capuche couleur de sang. Depuis deux ans, déjà, le mystère courait la campagne. Les gens du village se signaient avec crainte lorsqu’apparaissait, au bout de la route blanche conduisant au château, le carrosse du jeune seigneur. C'est que les serviteurs parlaient au peuple. Ils avaient peur et leur peur était partagée par tous. Ne disait-on pas, déjà, que le vieux marquis, trouvé mort si curieusement au domaine des loups, sur la montagne noire, était un peu magicien ! Et ce fils, que nul ne pouvait voir avant le crépuscule, et qui fuyait le château toutes les nuits pour venir se réfugier ensuite, au lever du soleil, dans son donjon de pierres grises, n'était-il pas un sorcier venu parmi les hommes pour les livrer à quelque maléfice ? La peur ne se nourrit pas du chant des oiseaux. Elle est fille des ténèbres. Complice de la nuit, elle pénètre au plus profond des hommes pour troubler leur sommeil et agiter leur coeur. Chaque bruit, chaque frémissement, chaque froissement de feuille, chaque souffle, chaque murmure, est alors message de l'au-delà ... Pour vaincre cet enchantement, il eut fallu que le ciel s'ouvre sur Villeneuve et que le soleil enfin éclaire ce visage voué aux ténèbres. I1 eut fallu que les sabots du cheval noir du prince frappent les cailloux de la grand-route sous le ciel bleu. Il eut fallu, enfin, que soit arraché ce masque de souffrance que nul n'avait pu contempler encore, car Frédéric de Villeneuve portait seul son fardeau. C'est au bord de la rivière, là où la lune vient se baigner les soirs d'été, que le cauchemar était devenu réalité. Frédéric, le jouvenceau aux boucles blondes, venait souvent rêver, la nuit tombé, au pied du grand chêne solitaire. Il ne craignait pas le hurlement des loups. Ses pensées suivaient le chant infini de l'eau et les plaintes des cailloux inlassablement roulés et meurtris dans leur long voyage vers la Vallée. Compagnon d'évasion, ami de toutes les randonnées, breton, le chien du métayer, guettait les libellules attardées et les chauves-souris au sinistre portrait. Mais soudain, ce soir-là, un hululement étrange et menaçant fit frémir la forêt endormie. Ce n'était pas le vieux hibou solitaire qu'une inquiétude avait saisi. Ce n'était pas la chouette qui hantait le vieux chêne ... Lorsqu'il aperçut dans un rayon de lune, le regard froid chargé de haine du chat-huant de ses veilles d'enfant, Frédéric sut que son destin serait marqué par cette rencontre, par cet affrontement, par cette mort qu'il n'avait pas voulue et qu'il allait donner. Tout cela était écrit, et nul ne peut changer sa destinée. Il était dit, dans te grand livre de l'histoire des hommes, que les veilles de l'enfant seraient troublées par l'oiseau de la nuit, hôte importun du grenier du vieux château. Il était dit, qu'inlassablement l'adolescent refuserait ce gîte à l'oiseau des ténèbres. I1 était dit, enfin, qu'une nuit viendrait, à la fois plus douce et plus profonde, qui verrait l'enfant de la lumière contempler son image dans les yeux immobiles et glacés du rapace; et que, dans un mouvement de peur ou de colère, il détruirait la hulotte maudite, libérant le maléfice ! Le visiteur de la nuit, chassé de la demeure des hommes, le coeur rempli de haine, avait fait de la forêt son nouveau royaume, et lui aussi le voulait pour lui seul. L'heure de la vengeance, enfin, avait sonné, même si la mort était au rendez-vous. Lorsque l'oiseau de proie fut sur lui, Frédéric frappa, un coup, un seul, et tout fut consommé. Mais, du corps sans vie du volatile, jaillit alors, dans un déchaînement de feu, un ange noir aux yeux bridés par la colère, aux poings serrés et menaçants aux pieds fourchus. - " Sois maudit ci la descendance avec toi, fils des hommes qui n'honorent pas les divinités de la nuit ! Depuis des siècles, j'avais trouvé refuge contre les dieux de la lumière sous les voûtes de ton château; et c'était mon domaine, en vérité, lorsque la lune, ma complice, régnait sur l'univers. Mais toi, injuste parmi 1es injustes, tu m’as banni de ce royaume. Et, dans cette forêt, où j'avais trouvé un nouveau gîte, tu es venu, importun à ton tour, me défier et m’ôter la vie. Sache cependant, misérable profanateur, que ma mort même est ma vie et qu'en me libérant de ce corps d'oiseau, tu m'as rendu ma force de maudire !". Breton, 1c chien fidèle, gémissait doucement, pressentant le malheur. La lune s'était réfugiée dans le feuillage des grands saules. Le chant du ruisseau s'était fait complainte. Les chauves-souris, elles-mêmes, avaient fui. Frédéric frissonna. Un Sentiment de malaise étrange l'avait saisi tout entier. On eut dit que rien n'existait plus, que la forêt était irréelle, que le ciel s'était éloigné à jamais de la terre, que la nuit avait emporté la Vie ... Mais le démon libéré parlait encore. - " Frédéric de Villeneuve, maître des hommes et esclave dit mal, tu seras, désormais ce que tu méprisais, et puisque tu m'as pris mes nuits, je te prendrai tes jours. A chaque aurore lorsque le soleil boira la rosée, tu quitteras ton apparence humaine et deviendras oiseau. Tu seras chat-huant, marquis, et tu te terreras dans les greniers de ton château pour échapper aux regards incrédules des humains. La lumière du jour te fera peur, le soleil sera ton ennemi, et nul ne pourra venir à ton aide, car tous craindront ce mystère qui te fera fuir chaque matin pour renaître au crépuscule ... ". Et le jour se leva sur la forêt joyeuse. Brisé par tant d'émotions, Frédéric s'était endormi sur la mousse fraîche, au bord de l'eau. Le pépiement des oiseaux le tira de son profond sommeil. C'était comme une naissance nouvelle, comme la découverte d'un monde fantastique, comme un envol d'hirondelles au premier jour du printemps. Mais le soleil, béni des dieux, lui faisait mal... Alors, découvrant l'oiseau maudit mort à ses pieds, il comprit que son rêve était réalité, que la malédiction s'était accomplie pour la première fois, que sa vie n'était plus sa vie, que son corps n'était plus son corps ! Et, au plus profond des bois, pour vivre cette première journée de souffrance, il chercha un refuge, abandonné de tous, car Breton le fidèle était mort à l'aurore. Depuis ce temps, les jours étaient pareils aux jours, et l'ivresse de la nuit n'était qu'une fuite sans fin, car nul ne pouvait partager le secret du maudit. Et pourtant, parmi les jeunes filles de Carcassonne, il y avait Laure la jolie, au coeur doux comme le miel, aux longs Cheveux dorés, aux lèvres tendres, au pas léger, et Frédéric l'aimait ... Mais peut-on aimer une princesse, lorsqu'on n'est qu'un oiseau ? Peut-on laisser son coeur rejoindre un autre cœur, lorsqu'au lever du jour il s'en faut retourner à l'éternelle nuit de la solitude ? Pourquoi cet amour mort avant même que de vivre ? Pourquoi ce déchirement ? Pourquoi cette espérance aussi, cette vaine espérance que le soldat blessé ranime dans son sang et qui de l'agonie fait une éternité ?... Laure avait dix-sept ans, et dans ses yeux pervenche il y avait le feu de l'au-delà du temps, la clarté de la lune, le brillant des étoiles, la profondeur des mers, le désespoir des hommes, l'appel du dieu puissant qui reconnaît ses fils et qui de l'univers veut tracer le destin. Cette étrange présence, cette sérénité de la princesse aux mains de fée, ce sourire venu d'ailleurs, cette voix qui semblait portée par la brise, ce parfum d'éternité, Frédéric ne pouvait en détacher ses pensées. Et, chaque fois que le soleil plongeait dans la forêt d'érables et que le maléfice se retirait de lui, Frédéric le fougueux, redevenu lui-même, épuisait sa monture sur le sol rocailleux menant à Carcassonne. La nuit y était belle, que ce soit au printemps, que ce soit en été, que ce soit en automne, que ce soit en hiver. L'amour y était bon, qui n'osait dire son nom autour des feux de bois. L'espoir y était doux, qui toujours renaissait à chaque crépuscule. La vie y était vie, qui jamais ne s'endort au coeur des jouvencelles. Et Frédéric aimait ... Or donc, il arriva que l'enfant de lumière, objet de tant d'amour, et dont le coeur léger valsait au rythme des pipeaux, rencontra le regard du prince de la nuit. Et dans le frémissement qui troubla leurs paupières, dans l'émotion soudaine qui fil trembler leurs mains, ils sentirent, l'un et l'autre, la marque du destin. Mais cette destinée n'était pas l'espérance, ce n'était pas la joie du bonheur partagé, de l'amour qui se donne, et se rend, pour se donner encore. C'était une souffrance, une étrange douleur devant le temps qui court. Mais le rêve était beau et la nuit était douce qu'éclairaient les étoiles. Sur les remparts de Carcassonne, les gardes sommeillaient. Nul bruit ne montait de la ville endormie. Au-delà du pont-levis, les fossés garnis de bouquets de genêts avaient un air de fête. Les buissons endormis, témoins silencieux de tant de mystères et d'intrigues baignaient dans un rayon de lune. La mousse était si fraîche et l'eau de la fontaine avait un chant si doux, que le temps s'y noyait. Frédéric aimait Laure et Laure aimait d'amour; mais dans cet abandon que les dieux tout puissants du ciel et de la terre avaient voulu bénir, il y avait la fin même de ce commencement, le déchirement de cette alliance, le renoncement à ce bonheur tout neuf. Il y avait, dans ce premier baiser des jeunes amants, une douce amertume. Et lorsqu’ouvrant les yeux, elle vit dans son regard l'angoisse du matin qui filtrerait bientôt au travers de la brume, elle lui ouvrit son cœur. - " Frédéric de Villeneuve toi que j'ai tant cherché sur cette terre et que j'ai reconnu enfin en cet instant béni, sois à jamais aimé des dieux. Je lis dans ton regard la peur du jour qui naît et je sais ton secret qui te fait fuir les hommes, aux gouttes de rosée. Ne crains pas cet amour qui t'a guidé vers moi, et qui t'a éloigné de ton donjon de pierres. ne fuis pas la lumière en ce matin d'été. Regarde le soleil qui brille sous mes paupières. Ouvre les yeux sur l'univers et fortifie ton coeur pour vaincre les ténèbres. " - " Qui donc es-tu, Laure ma mie, toi qui me parles ainsi? Qui donc es-tu toi que mon coeur appelle depuis que je t'ai vue et qui connaît ma vie ? Qui donc es-tu, princesse mystérieuse venue d'au-delà du rêve, venue d'au-delà du temps, et qui donnes à mon sang une chaleur nouvelle ? Qui t’as dit mon secret ? " - " Il n'est Pas, de secret au pays des colombes. Le ciel y est limpide, comme limpide est l'eau qui jaillit de la source. L'écho y dit les rires et les pleurs. Le vent y promène, dans un tourbillon de lumière, L'infinie nostalgie du genre humain. " - " Pourquoi es-tu venue vers moi ? Je ne suis qu’un oiseau lorsque le jour se lève. Je ne suis que chagrin. Et la nuit qui me donne l'ivresse de la vie m'abandonne au matin et me, livre à la solitude. Pourquoi m'as-tu donné ton coeur, si tu sais tout cela, et que cet amour fou, auquel j'ai voulu croire, n'a pas de lendemain ? " - " Parce que je suis oiseau, comme tu l'es toi-même, mais oiseau de lumière, porteur de l'espérance. Je suis venue vers toi, pour que cette clarté, qui manquait à ton coeur te soit enfin rendue. Mais l'amour m'a meurtrie en chemin, car je t'aime et je souffre de suivre mon destin ... Dans la clarté du jour naissant, le grand oiseau de proie sentit fondre ses ailes ainsi que fond la neige au début du printemps, et dans les yeux baignés de larmes de la déesse aux boucles d'or, il vit briller la joie. Mais déjà, le vent se levait sur la plaine, rappelant la colombe au ciel d'azur, et leur dernier baiser se perdit en un battement d'ailes à la fois joyeux et pathétique. Longtemps, il la suivit du regard, et lorsqu'elle disparut dans les nuées, petit point d'espoir perdu dans l'univers, il sentit que son coeur ne pourrait l'oublier et que pour lui, désormais, chaque aurore serait espérance....
Auteur inconnu
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